Publié le 24 janvier 2024
sous la direction de Jean-Pierre Aubrit et Martial Poirson – Armand Colin, 65 €
2022 a été l’année Molière. Le quatre-centième anniversaire de la naissance du dramaturge a été salué par nombre d’ouvrages et de manifestations. Mais sur cet écrivain inépuisable il manquait encore une somme qui permette d’en aborder tous les aspects. C’est chose faite aujourd’hui grâce au Grand Dictionnaire Molière qui vient de paraître. Travail titanesque conduit sur plus de dix ans, réunissant une quarantaine de contributeurs sous la direction éclairée de Jean-Pierre Aubrit et Martial Poirson, il traite, en presque mille pages, toutes les questions que pose cette création véritablement fascinante. Aux entrées attendues sur les pièces, les personnages, et la vie de l’auteur, s’adjoignent des vues passionnantes sur les metteurs en scène, les acteurs, la lecture des pièces à travers le temps. Sans oublier les aspects historiques, esthétiques, politiques, philosophiques, sociologiques, le tout abordé avec une érudition claire et élégante, en tous points digne de l’idéal de l’honnête homme.
Les deux directeurs de l’ouvrage répondent à nos questions.
Quelle est l’originalité de ce Dictionnaire par rapport à l’immense production d’études critiques sur cet auteur ?
Ce dictionnaire vise à la fois à proposer un inventaire raisonné des grands thèmes, sujets, personnages du théâtre de Molière, mais aussi à accorder une importance particulière à la fortune de son œuvre jusqu’à nos jours, à ses transpositions dans différentes formes d’expression, et surtout, à sa diffusion sans égale sur les cinq continents. Un Molière sans frontières dont l’influence s’exprime bien au-delà des scènes de théâtre et des salles de classe, en somme.
Ce volume introduit le lecteur dans la presque totalité de l’univers culturel, politique et historique du XVIIe siècle. Molière est-il l’écrivain le plus représentatif de son temps ?
Il est en tout cas l’écrivain le plus divers de son temps, par sa capacité à embrasser l’ensemble des registres de langue, les tonalités les plus variées (de la farce la plus débridée à ce « rire dans l’âme » dont on a qualifié Le Misanthrope), et surtout à s’adresser à un ensemble très vaste de spectateurs, qui le reçoivent à différents titres et selon différentes modalités. Sa plasticité est sans doute l’une des explications de la place qu’il a acquise dans notre société et dans notre culture.
Molière, rappelez-vous dans l’Avant-propos, est l’écrivain français le plus lu, traduit, et joué dans le monde entier. Comment expliquer une telle audience universelle ?
D’abord par l’incroyable diversité d’une œuvre qui parcourt tous les registres du comique et fait jaillir la source d’une pure joie théâtrale. Molière est également utilisé dans une partie du monde comme un auteur de combat, posant des questions que le théâtre aujourd’hui ne peut ou n’ose pas poser. Cet auteur français du XVIIe siècle qui interroge des questions aussi brûlantes que le mariage sans consentement, l’emprise de la religion ou la place des femmes apparaît comme une source nonpareille de subversion.
Cette variété dont vous parlez a-t-elle eu un héritage ? Et les questions actuelles de dramaturgie trouvent-elles des échos dans l’œuvre de Molière ?
Entre reprise de l’héritage farcesque et invention de formes nouvelles comme la comédie-ballet, Molière a sans doute rêvé un théâtre total. Mais cela en a fait un génie tutélaire au prestige un peu paralysant, et ce sont plutôt les metteurs en scène qui ont honoré la richesse polyphonique de son héritage. Notre Dictionnaire leur accorde d’ailleurs une large place. Entre référence et irrévérence, Molière aiguise des gestes artistiques souvent contradictoires. Référence incontournable, il inspire et féconde tous les détournements, autorise toutes les actualisations, dans un rapport ludique aux traditions qui s’en réclament.
L’œuvre et l’homme : vous semblez avoir tranché dans ce vieux débat, en récusant les lectures biographiques de l’œuvre de Molière.
Nous avons surtout voulu prendre les légendes et mythes qu’il a inspirés post-mortem au pied de la lettre, en les constituant en véritable sujet pour l’historiographie théâtrale. À la suite des travaux de Roger Duchêne et Georges Forestier, nous avons porté une attention particulière aux idées fausses, croyances mal fondées colportées pendant des siècles, y compris par l’institution théâtrale ou scolaire – des raccourcis biographiques qui ont motivé des interprétations fallacieuses de son œuvre et contribué à considérablement rétrécir ses lectures.
Quelle est la pièce de Molière dont vous conseilleriez la lecture à un élève de lycée encore non averti ?
L’Avare, sans doute (si ce lycéen y a échappé au collège) : la pièce est à la fois drôle et féroce, et traversée par une forme de folie très peu moralisante. La liberté un peu lâche de sa construction a également quelque chose d’assez moderne.
Propos recueillis par Daniel Bergez