Publié le 4 décembre 2025
Par Daniel Bergez

Nathacha Appanah est une journaliste et écrivaine d’origine mauricienne, dont la langue originaire est le créole mais qui publie en français des ouvrages toujours remarqués de la critique. Il y a trois ans, elle avait fait paraître Rien ne t’appartient (Gallimard), récit onirique à la sensualité entêtante, qui suivait la formation d’une jeune fille rapidement « gâchée », vouée au déshonneur par de premières expériences sexuelles, avant d’être livrée à la violence de son mari. Dans ce roman, rien ne permettait d’identifier les lieux, placés dans un décor volontairement imprécis, mais on soupçonnait très fortement une inspiration autobiographique.
Le voile de l’impersonnalité se déchire dans le dernier ouvrage de la romancière.
C’est bien d’elle-même qu’elle parle aujourd’hui, non en cédant à une complaisance narcissique comme le font beaucoup de textes actuels, mais pour croiser une des préoccupations dramatiques de notre actualité : les féminicides. Associant récits, réflexions, jugements et interrogations douloureuses, le livre combine trois histoires singulières mais réunies par une même terrible expérience de la violence masculine : celle de la narratrice, qui a failli y laisser la vie, celle de Chahinez, jeune fille brûlée vive par son agresseur, et celle d’une jeune Mauricienne, amie de la romancière, qui y a elle aussi laissé la vie. Les trois récits se succèdent dans le livre, mais se croisent aussi par les échos que tisse entre eux la romancière, faisant résonner à chaque fois la même douleur face à l’incompréhensible, et plongeant le lecteur dans un sentiment d’insupportable fatalité. Un leitmotiv réunit ces trois drames, une scène pathétique qui précède de très peu l’irrémédiable de la violence : la course éperdue d’une jeune femme qui fuit à perdre haleine, dans un ultime réflexe de survie, pour échapper à la mort.
À la fois essai réflexif et création libre, le livre puise dans tous les registres – notamment celui du roman pour imaginer plusieurs fois des scènes recomposées ou inventées. Le premier chapitre prend ainsi l’allure d’une comparution judiciaire fictive où tous les futurs coupables sont réunis dans un même lieu. Dans cette « pièce imaginaire » se retrouvent MB, RD et HC, dont le texte condense les années de formation en des termes qui savent être nuancés : « Ils ne sont pas entièrement mauvais », affirme l’entame du livre ; cependant chaque portrait se conclut par un « À le voir ainsi […], on n’imagine pas », avant que le chapitre ne s’achève par une sentence radicale : « Dans ce lieu vitreux, il n’y aura aucune place pour les explications psychologisantes qui ne servent qu’à disculper les coupables ». S’il est impossible de pardonner, il l’est donc tout autant de simplement comprendre la raison des féminicides.
Pourquoi écrire sur ces drames, ces « instants qui sont si accablants qu’ils ne rentrent pas dans la mesure du temps » ? La réponse arrive très tôt : il s’agit de composer le « rêve d’un nous et d’un récit commun […] tressé de trois voix », à la recherche d’« une justesse au plus près de la vie, de la nuit, du corps, de l’esprit ». Le livre tient cette promesse par un grand souci de précision et d’exactitude dans le récit factuel des événements, allié à une extrême délicatesse, toujours suggestive, dans le déroulé des trois vies. La plume de Nathacha Appanah, souvent inspirée, est particulièrement émouvante. Évoquant l’emprise qu’exerça sur elle un homme d’âge mûr, écrivain marié, elle écrit qu’il l’a « retournée comme un gant […] Il m’avait lavée de moi-même ». Dans un poème qu’il dit avoir écrit pour elle, les « lettres sont longues et fines, telles des lianes entre-mêlées ».
Les impressions du passé se mêlent constamment aux jugements au présent, dans un dialogue entre deux identités que l’écart temporel rend impossible : « je ne connais pas l’étendue et le poids du bouquet narcissique que je lui offre », « Je rêve parfois de faire le procès de cette jeune fille ». Après une entrée dans la sexualité qui la laisse « quelques instants, à côté de moi-même, hébétée », s’ensuivent des scènes de brutalité, à la limite d’une expérience de la mort, lorsque son amant jaloux menace de l’étrangler. Jusqu’à cette terrible nuit de mai : « Je cours dans cette robe, je suis pieds nus. Je cours pour lui échapper. ».
Retournant chez ses parents qu’elle avait délaissés depuis plusieurs années, Nathacha Appanah a évité le pire. Ce n’est pas le cas des deux autres victimes que le livre évoque successivement. C’est en mai 2021 qu’à Mérignac, près de Bordeaux, a été assassinée Chahinez. Elle était la vie même, elle avait la beauté heureuse avec ses enfants et ses amies. Mais la jalousie du mari alla jusqu’à l’horreur. « Elle courait, il lui a tiré dans les jambes, elle est tombée, il l’a aspergée d’essence et l’a immolée. » Quant à la jeune Emma, Mauricienne cousine de la romancière, c’est « épuisée par les colères et la jalousie de son mari » qu’elle s’enfuit un soir, où elle sera poursuivie par lui en voiture. « Il roule sur toi, une fois deux fois trois fois ». Pour Emma le livre se fait prière, tentative de rédemption salvatrice par la recherche d’un chant de beauté qui transmue le pathétique en douceur : « je cherche un baume une beauté une douceur une délicatesse une caresse un chant pour t’accompagner Emma, pour que tu sois moins seule désormais. ». Livre de douleur et d’hommage, mais aussi d’interrogations sans réponses, La Nuit au cœur confronte le lecteur à l’insoutenable de « ce qu’est véritablement l’effacement d’une femme ». On sort de cette lecture bouleversé.
