Publié le 27 novembre 2023
Par Emmanuel Pasquier, Directeur du développement institutionnel et des partenariats stratégiques
On parle beaucoup d’IA générative, de son utilisation par les enseignants, et de la façon dont les élèves peuvent l’utiliser. De nombreuses craintes accompagnent cette évolution, qui ressemble davantage à une révolution. On s’inquiète : quel sera le travail de l’enseignant si l’IA sait générer des leçons, corriger des copies, suivre individuellement chaque élève ? Les étudiants deviendront-ils passifs, perdront-ils la curiosité d’apprendre laissant ChatGPT chercher les informations et écrire à leur place ? Sans nier le bouleversement que suppose l’accès à des IA de plus en plus puissantes, ni le vertige qu’une IA omnisciente peut entraîner, on peut aussi envisager ces outils avec lucidité, sans passion.
Un outil pour tous, et pour les enseignants
Sachant qu’on peut leur demander d’inventer une chanson dans le style de Claude François aussi bien que d’analyser et d’interpréter des images médicales, on ne peut douter de l’aide que les IA peuvent apporter aux enseignants dans leur travail préparatoire. Qui voudrait faire progresser ses élèves en orthographe en leur proposant un petit rituel de dictée peut demander à l’IA de générer des textes de plus en plus longs, de plus en plus en plus complexes, voire d’échanger avec des agents conversationnels. Ces IA contiennent aussi très clairement un volet de facilitation des tâches préparatoires, qu’elles soient administratives ou pédagogiques. Une IA peut par exemple envoyer des alertes automatiques selon des paramètres définis par le professeur principal (absence, note, comportement), fluidifier la communication avec les parents, faciliter le remplissage du cahier de textes en faisant une synthèse de documents ou encore planifier et faciliter les périodes où l’activité administrative se densifie, comme celle des conseils de classes.
Les enseignants et les autres membres du personnel éducatif ne sont pas toujours conscients que, comme dans d’autres professions, l’adoption des approches proposées par l’intelligence artificielle deviendra inévitable, et les résistances céderont, comme en d’autres temps elles ont cédé face à l’usage des outils informatiques. L’École ne pourra pas rester hermétique à ce bouleversement. Ces évolutions présentent des enjeux significatifs en matière de formation et d’acculturation, et il y aura là forcément quelque chose d’un peu coercitif. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que l’IA peut représenter un gain considérable de temps et d’énergie, permettant ainsi de se recentrer sur le coeur de la mission éducative. En ce sens, l’IA constitue une réelle opportunité.
La qualité d’une IA repose sur deux choses. La puissance et l’intelligence de la machine d’une part, et la quantité et la qualité de données auxquelles elle a accès de l’autre. Cet avantage peut s’avérer un frein dans le domaine de l’éducation, quand le plus important demeure la transmission de savoirs fiables et vérifiés. ChatGPT répond à une question, souvent sans modalisation, et peut donner pour vraie une réponse absolument fausse. Si on le lui fait remarquer, l’IA présente de plates excuses et tente de se corriger. C’est d’ailleurs d’abord comme ça que les IA ChatGPT et Bard se sont fait connaître : de manière un peu scandaleuse, parce qu’elles véhiculaient sous la forme d’informations des erreurs, des fautes ou des mensonges, comme le Pape et sa doudoune blanche, ou des biographies d’hommes et de femmes publics truffées d’inexactitudes. La palme va d’ailleurs à ChatGPT, grand baratineur, qui se montre toujours très persuasif, quelles que soient les âneries qu’il profère.
Cette méfiance bien légitime à l’égard des contenus générés via une IA ne doit pas nous priver d’une technologie qui permet d’ouvrir de nouvelles possibilités éditoriales, créatives et pédagogiques. Encore faut-il, pour en faire bon usage, en maîtriser les grands principes, et les contenus sources sur laquelle elle s’appuie.
La grande question inhérente à celle de l’IA est relative aux contenus sources. Si les IA produisent des fake news, si des erreurs se glissent dans leurs réponses, c’est que les contenus dans lesquels elles vont moissonner les ont nourries de ces erreurs. Un usage éducatif d’intelligences artificielles requiert des garanties, une transparence sur les fonds documentaires dans lesquels vont puiser ces IA, contrairement à ce que font Bard ou ChatGPT par exemple. Si l’on circonscrit les ressources à partir desquelles l’IA est invitée à générer du contenu, leur utilisation devient extrêmement intéressante et précise. Dans la tech, de nombreuses entreprises françaises s’y intéressent, avec une IA capable de puiser dans les contenus d’un manuel par exemple pour produire de nouveaux cours, des quiz, des exercices, des réponses à des questions, des diaporamas… ou bien associer des thèmes, des concepts liés à la requête de l’utilisateur pour favoriser la découvrabilité* des contenus. L’enseignant, qui serait alors aux commandes, pourrait, en fonction de ses besoins, personnaliser son manuel de manière extrêmement fine. Il peut non seulement réorganiser les ressources comme c’est déjà le cas avec les outils de granularisation*, mais encore demander à l’IA de s’adapter à sa situation d’enseignement. Il peut lui demander de simplifier si sa classe rencontre des difficultés ou d’approfondir si, au contraire, les élèves sont à l’aise avec une notion. L’IA peut en quelques secondes produire un parcours d’apprentissage adapté aux contraintes, aux besoins d’un élève ou en créer deux ou trois qui traitent du même sujet à des rythmes différents, pour la différenciation.
Plateformes « classiques » vs IA générative
Ce que fait l’IA, d’une certaine manière, le numérique « classique » le faisait déjà, à partir de graphes, d’inférences, d’algorithmes* de web sémantique* (on parle d’IA symbolique*). L’IA est guidée, orientée avec des limitations plus fortes certes, mais souvent « à la main » de l’enseignant qui pilote, déclenche ou stoppe le support de l’IA. Ces plateformes imposent des réflexions qualitatives beaucoup plus profondes sur la didactique, sur l’usage qui en sera fait et par qui, en relation avec l’acquisition des notions (connaissances et compétences). Elles répondent donc fortement à des critères éthiques (by design*), de transparence, de confidentialité et de sécurité. Elles imposent en revanche des temps de développement et des moyens plus conséquents pour aboutir à de véritables bénéfices pédagogiques. D’un autre côté, le machine learning – et l’IA générative est une de ses branches – vient bouleverser cette approche en offrant des capacités de traitement gigantesque, d’amélioration en continu des modèles, de précision des résultats voire de prédiction.
L’addition des 2 voies de l’IA (IA symbolique d’un côté et machine learning de l’autre) permet d’entrevoir des bénéfices très intéressants pour l’utilisateur. À la fois une « usine à production » basée sur l’IA générative qui vient compléter, enrichir, ouvrir de nouveaux territoires de création en puisant dans des corpus de données fiables et reconnus, et de l’autre l’IA symbolique, « un GPS » qui vient créer le parcours le plus adapté et direct vers la réussite. Sous la supervision de l’enseignant.
Reste un impératif et un défi : l’IA explicable. Assurer la confiance dans ces nouveaux outils, a fortiori dans l’Éducation, passe par une IA compréhensible dont les choix sont transparents. La vérification de la provenance des données, l’analyse des données d’entrées et de sorties, et le caractère déterministe ou non de l’algorithme utilisé sont des leviers majeurs d’adoption. La collaboration ici entre les laboratoires, les développeurs, les entreprises et les utilisateurs est indispensable. Les enseignants ont un grand rôle à jouer pour bâtir ces outils qui pourront mieux les aider encore au quotidien. Quel que soit le chemin, le corps enseignant doit comprendre ces nouveaux enjeux car ils vont structurer à terme nos façons de produire,
de communiquer, d’interagir, qu’on le veuille ou non. Ni technophile, ni technophobe : juste un principe de réalité qui peut, si nous le prenons à bras-le-corps, ouvrir de nouvelles voies (et vocations ?) pour la réussite de chaque élève.
Lexique
*Découvrabilité : capacité d’un contenu à être découvert sur Internet, au sein d’une base de données, d’un catalogue par exemple.
*Granularisation : procédé visant à découper un contenu en plusieurs petits grains indépendants qui peuvent être ensuite réassemblés au sein d’un parcours pédagogique.
*Algorithme : ensemble de règles, d’instructions informatiques permettant de systématiser une tâche et de résoudre un problème défini.
*IA symbolique ou « rule based AI » : branche de l’intelligence artificielle basée sur des suites logiques de règles prédéfinies.
*Web sémantique : communément appelé le Web 3.0, le web sémantique est un Internet où les informations ne sont pas seulement liées, mais où leur sens est aussi traité.
*Ethic by design : fait d’intégrer, dès la conception d’un nouveau produit ou service, des valeurs et des principes déontologiques.
*Prédiction : action de prévoir, annoncer par avance.