Publié le 12 juin 2023
Par Louise Bernard, Louis Boulet, Francesca Cavazza, Sarah Kapétanovic, Arnaud Sainsot, François Schiefer, Marie Tréhard, professeurs-stagiaires à l’INSPE Paris, sous la responsabilité d’Antony Soron, formateur lettres
Méthode, curiosité et expérimentation ont été les maîtres mots de la journée d’étude « Enseigner la littérature en lisant Pierre Bayard », organisée à l’INSPE de Paris le 8 février 2023. Ouvrant cette plongée dans l’œuvre du chercheur, enseignant et essayiste de l’université Paris 8, l’universitaire Caroline Julliot a ainsi présenté le réseau InterCriPol qu’elle préside : véritable Interpol de la fiction, ce collectif de chercheurs revisite les œuvres littéraires comme des détectives. Quelles possibilités l’enquête bayardienne donne-t-elle au professeur ?
Combler les blancs dans l’œuvre
Inès Hamdi, professeure en collège, a interrogé la critique interventionniste bayardienne comme potentiel « secours » pour les élèves et l’enseignant. Selon Bayard, en effet, les oeuvres littéraires comportent des ellipses dans lesquelles les élèves peuvent investir le texte. À partir de la nouvelle policière « Quand Angèle fut seule… » de P. Mérigeau, Inès Hamdi a proposé à ses élèves de résoudre le mystère en question par des hypothèses d’enquête.
Et si le vrai coupable était une autre personne que celle suggérée par l’auteur ?
Et si des détails parsemés dans le texte nous conduisaient vers d’autres pistes ?
L’enseignante a souligné que laisser libre cours à l’imagination des élèves leur permet de réécrire le texte pour se l’approprier. Parce qu’un livre se réinvente à chaque lecture et connait des existences aussi nombreuses que les consciences qui le parcourent. Une autre application des théories bayardiennes a été mise en œuvre par Milly La Delfa, professeure en lycée. Elle invite ses élèves de 2de à laisser des traces de leur lecture dans leur livre traité comme un objet qui leur appartient et sur lequel ils peuvent écrire, dessiner, coller des papiers… Ces annotations ou dessins sont censés matérialiser leurs impressions. Ces traces permettent au professeur de se représenter la saisie première du texte par ses élèves en vue de la conception de sa séquence. Il ou elle prête notamment ainsi son attention aux points de résistance.
Lire Bayard, écrire sur soi
Anne-Sylvie Schertenleib, professeure au Gymnase d’Yverdon (Suisse) a développé quant à elle un projet très ambitieux. Elle a voulu travailler non pas à la manière de Bayard, mais sur les textes du critique. Elle a d’abord demandé à ses élèves de lire, dans le cadre d’un cours de spécialité au lycée, Aurais-je été résistant ou bourreau ? (Minuit, 2013). L’auteur, né en 1954, se dit né en 1922, comme son père, afin d’être un adulte qui traverse la Seconde Guerre mondiale. Ils réactivent ensuite cette question dans des travaux d’écriture personnels, en s’appuyant sur la notion de « narrateur personnage délégué », sorte de double d’eux-mêmes ; les uns s’imaginent en contestataires dans l’Iran d’aujourd’hui, l’autre questionne la place de la foi dans l’engagement résistant. Les productions d’élèves ont frappé l’auditoire par leur intensité et leur pertinence, contestant l’habituelle neutralité distante des élèves vis-à-vis de la littérature. La démarche bayardienne de critique de dédoublement, réappropriée par l’actualisation des questionnements des personnages de fiction, a permis aux élèves de produire des réflexions qui interrogent leur place de citoyens au sein de la société.
Ne pas lire les livre dont on parle… à l’école
Dans son essai Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? (2007), Pierre Bayard questionne notre lien à la « bibliothèque collective » des livres qu’il faut avoir lus, allant jusqu’à présenter des « manières de ne pas lire ». Son concept de « non-lecture » a inspiré l’universitaire Maïté Eugène, qui interroge dans ses travaux la figure du non-lecteur scolaire. Elle a ainsi pu les catégoriser en distinguant les réticents, les réfractaires et les perplexes. Ses travaux tendent à démontrer par exemple que le « réticent » réussit les contrôles de lecture sans avoir lu, tandis que le « réfractaire » entre en résistance face aux livres et rejette de manière définitive tout rapport à la lecture. Le « perplexe », enfin, pratique la lecture extra-scolaire mais s’interroge sur l’intérêt du choix du livre scolaire. Ces catégories, poreuses, doivent être comprises comme une construction dynamique. Plusieurs pistes sont envisagées par Maïté Eugène pour travailler avec la “non-lecture”, notamment, penser la co-construction des interprétations par les élèves entre eux et avec l’enseignant.
Les ouvrages de Pierre Bayard offrent diverses modalités d’enquête remettant au centre de toute entreprise de relecture le sujet-lecteur. La journée d’étude a pu démontrer que les professeurs avaient tout à gagner en s’en inspirant.