Publié le 7 mai 2019
Propos recueillis par Claire Belin-Bourgeois et Françoise Rio
Si l’œuvre romanesque de Jérôme Ferrari a évolué depuis Le Sermon sur la chute de Rome, couronné par le prix Goncourt en 2012, on retrouve dans ses onze romans publiés chez Actes Sud un même ancrage en Corse, une écriture ardente, une douloureuse interrogation sur les violences de l’Histoire récente. Jérôme Ferrari vit en Corse et enseigne la philosophie en classe de terminale dans un lycée d’Ajaccio et en hypokhâgne à Bastia.
Votre dernier roman, À son image, met en scène un prêtre qui célèbre l’office funèbre de sa filleule, jeune photographe morte dans un accident de voiture. Comment sont nés ces personnages fictifs ?
Tous deux étaient présents dès l’origine du roman, centré sur la question de l’image. Je voulais traiter de la fonction de représentation des images, notamment de la photographie de presse, mais aussi du rôle de l’image dans le développement du catholicisme. Par ailleurs, la question de la théodicée m’intéresse. Néanmoins, je ne peux travailler l’écriture d’un roman à partir de données abstraites, j’ai besoin d’éléments concrets. Ainsi, pour moi qui ne suis pas croyant, il était intéressant de chercher à voir, de l’intérieur, comment un prêtre pouvait aborder ces questions ou leur apporter une solution. Peut-être étais-je aussi sous l’influence, plus ou moins consciente, des romans de Georges Bernanos. Quant au personnage de la jeune femme, il est lié au travail sur le photo-reportage que j’avais fait antérieurement. Je savais d’emblée qu’il y aurait un lien de parenté entre le prêtre et la jeune femme et que la mort de celle-ci serait connue dès le début du roman.
Quelle importance a eu, dans la genèse du roman, sa composition en forme de messe funèbre ?
Je ne peux commencer à écrire qu’à partir du moment où j’ai trouvé l’agencement général du roman. Pour celui-ci, ce sont les textes rituels, les moments liturgiques, qui résonnent sur l’ensemble des chapitres. Ce qui m’intéresse, c’est la fécondité que l’aspect formel peut avoir sur le fond d’un roman. Il ne s’agit pas, pour moi, d’écrire des textes que je mettrais en forme après. La composition est toujours première.
Plusieurs formes de violence se manifestent dans vos romans. S’agit-il de créer des échos entre la violence spécifique à la Corse et d’autres violences, plus lointaines, telles que celles de la guerre en ex-Yougoslavie qui est évoquée dans À son image ?
Il faut être précautionneux si l’on parle d’ « échos », car il ne s’agit pas de comparaison entre ces formes de violence, sinon cela génère des contresens de lecture. Ainsi, lors de la parution d’À son image, certains journalistes m’ont dit que je présentais les nationalistes corses comme des abrutis, ce qui n’est pas du tout mon propos. Je voulais simplement montrer les choses de l’intérieur. Ce qui m’intéresse dans le personnage de la photographe, c’est son aveuglement par rapport à la violence qui l’environne. Le prêtre dit que cette jeune femme ne comprend pas que le péché ne se quantifie pas : je partage assez l’idée que le péché peut se trouver aussi bien dans les petites que dans les grandes choses, et que l’on peut rapprocher les petites et les grandes violences.
Comment travaillez-vous l’écriture dans vos différents romans ?
Ma manière d’écrire a beaucoup changé depuis mes deux premiers romans. Quand j’ai commencé, j’écrivais vraiment à la ligne, j’écrivais beaucoup et ensuite je reprenais. Plus le temps passe, plus j’écris avec une atroce lenteur, mais j’ai beaucoup moins de choses à modifier par la suite. La lenteur de l’écriture limite mes capacités de transformation, ou alors il faudrait que je casse absolument tout. Toutefois, cela dépend des textes. La première chose qui m’est venue pour écrire Où j’ai laissé mon âme, c’est le ton du personnage qui parle, et qui a entraîné à peu près tout le reste. Il y a certes du travail, mais, avant d’écrire, il faut une mise en condition psychologique ou musicale. Je ne sais pas retravailler un texte après-coup pour lui donner le ton que je voudrais : il faut que je sois dans le ton d’abord. Après, je peux revenir sur les détails du texte, que je relis à voix haute pour en corriger uniquement les éléments rythmiques et euphoniques, ou parfois changer un mot qui ne convient pas.
Après quelques romans, j’ai eu l’impression que, devenu trop à l’aise dans un certain style, je courais le risque de l’auto-parodie, comble du ridicule et du tragique. Il y a une forme d’automatisme dans laquelle on risque toujours de se laisser prendre, malgré soi. C’est pourquoi, dans Où j’ai laissé mon âme, notamment, j’ai voulu changer de manière d’écrire sans avoir pour autant l’intention d’entreprendre une révolution stylistique à la Romain Gary. J’avais seulement besoin de passer à quelque chose qui me soit un peu moins familier. J’ai aussi opéré ce genre de changement en écrivant Dans le secret, ou Un dieu, un animal, mon cinquième roman.
On évoque souvent le « pessimisme » ou la « vision sombre » qui émaneraient de vos romans. Cautionnez-vous ces qualifications ?
Je ne me sens pas particulièrement pessimiste. L’optimisme et le pessimisme ne sont pas des catégories qui me conviennent car je ne les trouve guère pertinentes. Je souscris volontiers à la phrase de Bernanos dans les Grands cimetières sous la lune qui voit en l’optimisme une forme de sécheresse du cœur : « L’optimisme m’est toujours apparu comme l’alibi sournois des égoïstes, soucieux de dissimuler leur chronique satisfaction d’eux-mêmes. Ils sont optimistes pour se dispenser d’avoir pitié des hommes, de leur malheur ». Aujourd’hui, l’ambiance sociale tend à valoriser l’optimisme, par exemple lors de ces séminaires d’entreprises où l’on vous explique comment surmonter ses échecs pour se renforcer soi-même. Il y a derrière cela une idéologie qui me paraît immonde, consistant à dire que chacun est responsable de ses échecs, que, si on ne va pas bien, ce serait faute d’avoir bien pris les choses … etc. Or, le monde est comme il est, cela relève du fait et non d’une orientation d’humeur. Et quand on me dit parfois que, dans mes romans, je devrais voir le bon côté des choses, cela m’énerve presque autant que les entendre qualifiés de « romans philosophiques » : réflexions triviales ou absurdes.
Pourquoi tous vos romans sont-ils situés en Corse ?
C’est l’endroit du monde que je connais le mieux et sur lequel je suis le moins susceptible d’écrire des bêtises. Je trouve que c’est un lieu particulièrement intéressant du point de vue littéraire, pour de multiples raisons, tenant à l’histoire, à la culture, à l’omniprésence de la violence qui marque la géographie. La Corse est en outre, comme un condensé de modernité, un pays qui ne vit que du tourisme de masse, ce qui retentit beaucoup sur la vie de ses habitants : l’alternance brutale du désert et de la frénésie ne laisse pas les gens indemnes.
Je suis par ailleurs très sensible à la fantasmagorie de la construction identitaire. Je suis originaire de Fozzano, le village qui a servi de « modèle » à Mérimée pour l’écriture de Colomba, et je trouve intéressant de se réapproprier ces processus qui conduisent à des clichés.
Ce qui m’intéressait, auparavant, c’était d’écrire un roman qui se passe en Corse mais qui ne soit pas lu comme un roman régional. C’était un grand problème il y a une quinzaine d’années, quand la question du regard sur la Corse était très déterminée par des représentations figées. Ainsi, je reste persuadé qu’en 2002 Le Sermon sur la chute de Rome (publié en 2012) n’aurait pu avoir le Goncourt. J’en suis sûr, parce que la première fois qu’à la télévision on a parlé d’un de mes romans, c’était sur fond de polyphonies et d’images de plages, qui n’avaient pourtant rien à voir avec le récit en question.
En dehors de cet ancrage géographique, avez-vous un sentiment d’appartenance à une communauté ?
J’appartiens à plein de choses. Cela ne me dérange pas de penser que mes livres appartiennent à la littérature corse autant qu’à la littérature française. J’ai par ailleurs des liens intellectuels étroits avec Marcu Biancarelli dont j’ai traduit en français les livres écrits en corse, ou avec Thierry de Peretti, le réalisateur d’Une vie violente. On a tous à peu près le même âge, ce qui n’est pas un hasard, on a commencé en même temps, on a vécu les mêmes choses, et on y a réagi de manière esthétique de façon assez similaire, sans doute. Mais je ne vois pas ce qui pourrait faire de nous un groupe, et je nous imagine mal écrire un manifeste.