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Quand la « critique policière » réinvente l’analyse des œuvres en classe

Publié le 2 février 2023

Par Éric Hoppenot et Antony Soron, chercheurs en littérature et formateurs à l’INSPE Paris Sorbonne-Université

Pierre Bayard développe, d’ouvrage en ouvrage, un discours de « sa » méthode. Autour de lui, des chercheurs ont fondé Intercripol1 et s’intéressent à la littérature dans son ensemble, au-delà de la littérature policière : une enquête peut conduire, par exemple, à la conclusion que « Manon Lescaut n’est jamais allée en Amérique ». En enquêtant en classe sur « La Parure » de Maupassant, nous poursuivons, modestement, ce travail.

Pour une nouvelle vigilance du lecteur

Le parti pris de Pierre Bayard conduit à remettre en question les habitudes du lecteur « passif » qui accorde une créance quasi absolue aux conclusions de son auteur. Par définition et par accoutumance, il croit tout ce qu’on lui raconte, a fortiori quand il a affaire à des personnages enquêteurs aussi professionnels que Poirot et Holmes. Le procès en aveuglement du lecteur se complète par celui de la mauvaise foi du narrateur qui se réserve le droit de ne pas exposer tous les fils potentiels de l’intrigue. La critique policière se donne donc pour objectif de débusquer un réseau d’invraisemblances qui n’ont pas sauté aux yeux d’un lecteur finalement crédule, et ce en se montrant très sensible aux indices textuels.

Pierre Bayard accorde par exemple beaucoup d’importance au rôle du « magnétophone » dans son enquête sur la mort suspecte de Roger Ackroyd. De là découlent d’autres interprétations du meurtre. Ainsi, dans ce cheminement qui transforme le lecteur expert en enquêteur expert, l’acte critique se corrèle nécessairement à une part d’imagination. Il s’agit alors pour le sujet commentateur d’engager un travail psychique lui réclamant de « poursuivre des pensées inachevées, inventer du passé et de l’avenir au texte ».

Une enquête bayardienne « La Parure » de Maupassant : à qui profite le vol ?

Cette étude de la nouvelle de Maupassant destinée à une classe de 2de pourrait aussi être adaptée à des élèves de 4e.
Dans un premier temps, on s’assure de la compréhension globale de l’histoire. On fait un rappel sur le « portrait moral » d’un personnage et on précise que Maupassant s’inscrit dans deux courants complémentaires du réalisme et du fantastique. Dans un deuxième temps, on procède à un vote à bulletin secret à partir de la question fermée suivante : « L’histoire de “La Parure” vous apparaît-elle crédible ? ». En fonction des résultats, on pourra commencer à s’interroger sur ce qui, le cas échéant, cloche dans l’intrigue. C’est à ce moment-là qu’on introduit la notion de critique policière de même que le nom de Pierre Bayard2.

L’idée est de montrer aux élèves que l’auteur privilégie un fil narratif qui n’est pas nécessairement le plus vraisemblable. On demande alors aux élèves de formuler une autre interprétation de l’histoire en faisant peser la responsabilité du drame sur tel ou tel personnage. Certains ont pu s’étonner, par exemple, que Madame Loisel ne découvre la disparition de la rivière de diamants qu’une fois rentrée chez elle. En fonction des hypothèses, des groupes ont pu se constituer.
– Monsieur Loisel est de mèche avec Madame Forestier : ils sont amants
– Madame Forestier a voulu se venger de son amie qu’elle considère comme naturellement trop belle.
– Le couple a été victime d’un complot ourdi par Madame Forestier et le bijoutier.
– Le couple a été victime d’une association de malfaiteurs.
Quelle que soit la direction choisie, on invitera les élèves à structurer leur rapport d’enquête autour des étapes suivantes :
– hypothèse d’enquête ;
– identification du ou des présumé(s) coupable(s) ;
– mobiles du « crime » ;
– indices relevés dans le texte ;
– conclusion de l’enquête.

Un effet stimulant sur la relecture critique d’un texte

L’expérience bayardienne sur « La Parure » a été menée avec des professeurs stagiaires de Lettres qui se sont rapidement pris au jeu. Le plus frappant a été la manière dont ils se sont saisis des différents indices pouvant conforter leurs hypothèses. Le texte a été passé au crible, de même que tous ses « trous ». Ce qui a permis incidemment de démontrer que l’enquête reste d’autant plus efficace que l’on a affaire à une nouvelle, elliptique par nature.
Quel que soit le bénéfice que l’on peut tirer du travail de Pierre Bayard, il n’y a pas lieu de fétichiser la critique policière ni de l’appliquer à toutes les sauces. Cependant, les observations effectuées dans les classes tendent à montrer que beaucoup d’élèves, et pas nécessairement les plus scolaires, se montrent bayardiens sans le savoir. De là à imaginer qu’une internationale de la critique policière « élève » ne se mette ne place… L’hypothèse aurait en tout état de cause l’avantage de séduire un universitaire qui a su garder sinon son âme d’enfant, au moins l’idée en tête que la vérité ne sort que de leur bouche.
* Nous rappelons que toute la critique policière est accessible aux Éditions de Minuit. Le site de l’éditeur permet en outre de feuilleter les premières pages des ouvrages.


1. http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/theywerenone.html
2. Deux exemples d’études bayardiennes présentées à partir de La Vérité sur « Ils étaient dix » (2019) et de L’Affaire du chien de Baskerville (2008) sont disponibles dans la banque de ressources.