Publié le 14 septembre 2023
Par Clément Hummel, professeur de Lettres modernes
Séquence réalisée en partenariat avec les éditions Kurokawa
Est-il raisonnable de donner à lire et à étudier à des élèves de lycée un texte aussi vaste et aussi complexe que Crime et Châtiment de Fiodor Dostoïevski ? Si on omet la longueur du roman pour lui préférer une lecture par extraits, celle-ci pourra dérouter des élèves aux capacités de lecture très hétérogènes, pas tant pour son style en réalité plutôt accessible, qu’en ce qui concerne la puissance conceptuelle de l’œuvre : ce roman développe des propos philosophiques complexes qui méritent un accompagnement, et un temps d’étude.
L’adaptation en manga rend les idées exprimées à travers le parcours et la philosophie de Rodion Raskolnikov accessibles à des adolescents dont le regard sur le monde prend de l’ampleur et se construit à partir d’expériences personnelles comme de la fréquentation des œuvres de fiction, qu’elles soient littéraires ou cinématographiques. Cette œuvre peut ainsi trouver sa place en 2de, en lecture cursive en 1re dans le parcours « Personnages en marge, plaisirs du romanesque » et pourquoi pas également en HLP.
Lire Dostoïevski ?
Pour contourner les principales difficultés de l’œuvre – sa longueur, l’exposition de doctrines philosophiques abstraites, l’arrière- plan historique et religieux – il serait tout à fait envisageable de proposer une version abrégée de l’oeuvre à destination d’un public scolaire, expurgée de passages descriptifs dont les enjeux littéraires et culturels – la Russie à la fin de l’époque des tsars – peuvent paraître éloignés de ceux de la France du XXIe siècle. Or, il n’existe pas, pour l’heure, d’édition abrégée de Crime et Châtiment. Plusieurs fois adapté au cinéma, notamment par Georges Lampin en 1956 avec Jean Gabin et Robert Hossein, l’histoire reste accessible de façon condensée sur d’autres supports. Néanmoins, l’étude d’un film mobilise d’autres compétences de lecture et d’analyse que celles que l’on peut chercher à développer chez des lycéens, d’autant plus que l’effet de séduction de l’œuvre risque d’être mineur. Alors, de la même manière que la lecture des Misérables en 4e se conçoit difficilement sans le recours à la version abrégée, lire Crime et Châtiment au lycée peut-il s’envisager par le biais du manga ? Évitons le débat sur la légitimité de présenter en lecture cursive ou en œuvre intégrale une œuvre « librement inspirée », pour reprendre les mots de l’éditeur, du matériau d’origine, qui plus est quand celle-ci réduit le texte littéraire pour offrir un support visuel avec ses codes spécifiques, et posons la question dans l’autre sens : que peut apporter à des lycéens la lecture de l’adaptation en manga de Crime et Châtiment, réalisée par Hiromi Iwashita1 ?
Le manga comme nouvel avatar du mythe littéraire
Plutôt que de considérer l’adaptation comme une réduction ou une trahison du roman de Dostoïevski, voyons celle-ci comme une nouvelle hypothèse de lecture. Dans une lettre envoyée à Mikhaïl Katkov, fondateur du Messager russe, datée du 25 septembre 1865, Dostoïevski décrit un projet de nouvelle, annonciateur des grands thèmes de Crime et Châtiment : déjà, les ambitions de Dostoïevski étaient de présenter une œuvre dans l’immédiateté de son époque. Bien que les errances philosophiques de Raskolnikov confèrent au roman la forme de l’apologue, l’action décrit essentiellement un monde urbain en pleine transformation architecturale, politique et sociale, dont le grand paradoxe est que pour se rendre à la prestigieuse université où ont lieu les enseignements et débats d’idées tirés des Lumières, les étudiants comme Raskolnikov habitent en périphérie de la ville, dans de minuscules chambres crasseuses et misérables, et vivent dans une grande solitude. Ces deux mondes sont partagés par une frontière elle-même paradoxale, la majestueuse mais dangereuse Neva : son omniprésence à Saint-Pétersbourg est l’occasion de nombreuses inondations, mais c’est en la contemplant symbole si romantique, que Raskolnikov
échafaude sa philosophie.
Dans le manga, Raskolnikov a deux scènes d’épiphanie quand il la traverse. Une première fois, après avoir caché les bijoux volés, la vue de la Neva apaisée lui inspire un profond sentiment de nostalgie : « Quand j’allais à l’université, je traversais ce pont tous les jours. Revoir la majestueuse Neva me fait quelque chose. J’ai souvent eu des idées révolutionnaires ou ai réfléchi à des questions philosophiques en contemplant ce paysage, mais j’ai fini par cesser de penser. » La seconde précède sa recherche d’expiation, faisant face au fleuve déchaîné sous la pluie : « Ce que je crains le plus c’est de connaître la honte. Je ne supporte pas de voir les inégalités de la société. Je ne peux plus faire semblant de ne rien voir. […] Je voulais qu’il soit plus fort que celui de quiconque ! Mon orgueil !! » Si le passage au support graphique éloigne le narrateur dostoïevskien, la focalisation se fait sur Raskolnikov qui devient narrateur-personnage et amène plus naturellement le lecteur à comprendre sa pensée, ses actes. On échappe de cette manière au risque d’une première lecture manichéenne du récit,
dans laquelle le lecteur ne pourrait moralement se ranger du côté du personnage. Cette simplification permet au contraire de nuancer la lecture et on accompagne de cette manière Raskolnikov dans sa solitude, sa misère, ses égarements, sa folie et sa recherche de rédemption. En toile de fond se trouve représentée Saint-Pétersbourg dans un style semi-réaliste dont l’architecture et l’urbanisme sont assez fidèlement reproduits, parvenant à rendre sensibles l’extrême pauvreté de certains quartiers et la beauté architecturale de la ville, qui s’industrialise au début des années 1860. Cette précision du style graphique illustre le propos de Bakhtine à propos du roman, que l’on pourrait rapprocher d’un effet de réel chez Barthes :
« Le seuil, l’entrée, le couloir, le palier, l’escalier, ses marches, les portes ouvertes sur l’escalier, les porches dans les cours puis, au-delà, la ville, les places, les rues, les façades, les cabarets, les bouges, les ponts, les fossés, voilà l’espace de ce roman. En fait, on n’y trouve jamais les intérieurs qui ont oublié le seuil (salons, salles à manger, salle de fête, cabinets de travail, chambres à coucher) et où se déroulent les événements et la vie biographique dans les romans de Tourgueniev, Tolstoï, Gontcharov, etc. Nous découvrons évidemment la même organisation de l’espace dans les autres romans de Dostoïevski2. »
Pour Maria Gal, qui travaille sur la représentation du mythe urbain de Saint-Pétersbourg chez Dostoïevski, « Crime et Châtiment, publié en 1866, est considéré comme le plus pétersbourgeois des romans dostoïevskiens, à tel point qu’il est devenu l’un des emblèmes de la ville, et a été intégré à son patrimoine culturel. Aujourd’hui, le Saint-Pétersbourg de Crime et Châtiment est valorisé, et organisé en circuits touristiques de manière à répondre à la demande du touriste-lecteur venu parfois de loin pour parcourir les itinéraires de Raskolnikov. »
La description de la ville oscille sans cesse entre écriture réaliste et fantastique : réalisme car Dostoïevski y peint à la fois la physionomie de la ville et celle de la population péterbourgeoise ; fantastique pour les nombreuses évocations oniriques qui parcourent le roman. Il y a donc une ville « vraisemblable, typographiquement exacte » et une autre avec laquelle elle coexiste en contradiction qui se présente comme une « entité vivante et néfaste »3. La richesse de la description de la ville permet au roman de ne pas se réduire à l’exposition de ses théories philosophiques.
1. L’orthographe des noms propres utilisée dans l’article reprend celle du manga.
2. Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, chapitre 2, Paris, Le Seuil, 1970.
3. Maria Gal, « Le Saint-Pétersbourg de Dostoïevski : de la généralisation du mythe urbain à l’individualisation de l’espace vécu », Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement, 31 | 2016.